Le manager, le robot et la prise de décision
Le rôle du manager, c'est de prendre des décisions, c'est un fait. Un robot équipé d'une intelligence artificielle sera-t-il capable de prendre lui aussi, voire mieux, les indispensables décisions ? C'est ce que croient tous ceux qui se fondent sur le modèle de l'Homo oeconomicus...
Non, le manager n'est pas un "Homo Oeconomicus"
Selon le modèle de "Homo Oeconomicus" pour le moins simpliste, le décideur est ultra rationnel, parfait calculateur et pleinement informé, il prend toujours la bonne décision, comme un robot donc. En réalité, en entreprise, on navigue plutôt dans un contexte complexe et incertain, et le processus de décision ne peut être envisagé par un modèle simpliste qui fait l'impasse sur l'incertitude, le doute et le risque.
En pratique, la prise de décision est bien loin de l'image d'Épinal soigneusement entretenue du décideur avec un D majuscule qui, pleinement informé, sûr de lui et en toute conscience prend toujours la bonne décision.
Quel est le problème ?
Le manager au moment de décider, pur produit du modèle de l'homo economicus parfait, consulte ses éléments, analyse avec soin le "pour" et le "contre" et prend la décision sans hésiter une seconde. Elle est nécessairement excellente, puisque c'est lui le Décideur.
Selon ce modèle économique archaïque, le manager est en effet un acteur ultra rationnel qui cherche toujours à maximiser son intérêt individuel. Il serait donc efficace par définition.
En résumé, selon ce modèle, il suffirait de
peser le "pour" et le "contre" et de choisir...
Mais
peser quoi ?...
Qui aujourd'hui, en situation de prendre une décision délicate et engageant l'avenir dispose de tous les éléments pour évaluer en toute conscience avant de trancher sans regret ?
Le futur manager, un robot ?
Toute la théorie du robot manager, et donc décideur, repose sur ce modèle ultra simpliste à souhait. Exploitant à fond le
Big Data, le robot équipé d'une
intelligence artificielle est donc pleinement informé, théoriquement en tout cas. Il est en mesure de prendre plus rapidement la
meilleure décision.
Et de plus il progresse, le "deep learning" place ce décideur artificiel dans une logique d'amélioration permanente. Tout va pour le mieux. Toujours en théorie et en respect de ce modèle.
Le robot serait pour certains le manager idéal...
Ainsi, le manager a toujours réponse à tout. Il a traité toutes les données en un temps record. Insensible aux influences et toujours d'humeur égale, il vous indique sans faillir la meilleure direction à suivre. Increvable, il ne connaît ni les week-ends, ni les vacances. Bref une bête quoi. Mais une fiction surtout.
En fait, la réalité est tout autre. Déjà on n'est jamais pleinement informé. C'est ainsi. Le Big data aussi puissant soit-il pêche aussi sur les questions d'exhaustivité, et surtout sur celle de la
qualité des données collectées.
Ensuite on pourrait aussi évoquer les limites de la modélisation des données pour le processus de prise de décision automatique. Mais pour détruire ce mythe absurde du manager robot, il est bien plus rapide et plus efficace de prendre le temps de s'intéresser à la réalité de la
prise de décision en univers complexe et incertain, le notre actuellement.
Commençons par la thèse de la rationalité limitée de Herbert Simon...
La rationalité limitée
Dès les années 60, Herbert Simon, prix Nobel d'économie 1978, définissait ainsi le comportement du décideur en évoquant la rationalité limitée :
- Rationalité limitée
- Nous sommes toujours prêts à adopter un comportement rationnel, mais comme notre sphère informative et notre connaissance ne seront jamais exhaustives, notre rationalité est limitée et, finalement, on se contente du premier choix satisfaisant...
Abondance des données
Le
Big Data, c'est l'abondance des données. Est-ce pour autant synonyme d'exhaustivité de l'information ? C'est aller un peu vite en besogne. Même si on imagine la situation futuriste impossible où l'on peut collecter "toutes" les données, il s'agira de bien dissocier la part du bruit d'un côté et l'information de l'autre, séparer l'insignifiant du significatif. Pas évident, même en théorie. De toutes façons la prise de décision est nécessairement une
prise de risques.
La décision est une prise de risques
Le "pour" comme le "contre" sont truffés d'inconnus. Il manque toujours des informations et la
prise de décision est toujours plus difficile. Mais il faut tout de même s'engager !
Et on s'engage comment ? Et bien en se fondant sur sur son expérience, sa propre personnalité et sa subjectivité, son intuition. Elle s'affine avec l'expérience acquise. La prise de décision est tout sauf ultra-rationnelle.
Pour forger sa conviction, le
manager décideur écoute aussi les conseils qu'il peut piocher ici ou là auprès de proches « experts » ou « spécialistes » du moment. C'est aussi à cela que servent les rapports, les études, les enquêtes, les
réseaux sociaux professionnels.
Parfois c'est aussi une façon de botter en touche, il faut bien le reconnaître. Consulter à droite et à gauche, faire de grandes déclarations sans ne jamais décider ou mettre en oeuvre une décision prise est une "technique" bien au point pour les illusionnistes du pouvoir.
L'acte de prise de décision fait peur et le décideur cherche à ne pas porter toute la responsabilité d'un éventuel échec. C'est pour cela que bien peu de vraies décisions sont prises ou mise en oeuvre.
Parce que n'oublions jamais qu'il ne suffit pas d'annoncer une décision encore faut-il la mettre en oeuvre. C'est seulement à ce stade que la décision se concrétise, qu'elle existe.
Décider en univers complexe
Le déploiement des systèmes décisionnels, tels les
tableaux de bord bien conçus, permettent de disposer d'éléments facilitant l'appréciation du risque. Ces outils sont incontournables pour dynamiser la prise de décision concrète et accessoirement calmer un tant soit peu l'angoisse du décideur de terrain.
Si décider c'est "choisir", décider c'est donc aussi "éliminer".
Comment éliminer les alternatives lorsque la solution choisie ne se distingue pas franchement ? Quels critères utiliser pour valoriser les solutions lorsque l'incertitude est le quotidien ? Comment choisir une option sans regretter celles délaissées ? C'est cela le risque de décider. Seul un humain peut l'assumer.
Le robot ne sera pas un bon décideur
Tout simplement parce qu'une intelligence universelle ne sera jamais dotée de la sensibilité dont nous disposons nous les êtres vivants pour prendre des décisions délicates. On ne saura que remplacer l'increvable homo oeconomicus qui, ultra-rationnel, prend toujours les bonnes décisions. Mais voilà. Ce n'est pas si simple.
Même en accumulant une quantité inimaginable de données comme nous le propose le Big Data, encore faut-il en tirer le juste enseignement. Déjà, des problèmes techniques se posent.
La qualité des données sera toujours une question en suspens. Comment garantir que toutes les données sont bien fiables ?
Mais le vrai problème c'est le manque de bon sens.
Le point de vue de Antonio Damasio
Une intelligence artificielle ne sera jamais capable de prendre de vraies décisions dans l'incertitude, tout simplement parce qu'elle n'a pas d'histoire ni de vécu, ni le sens de l'avenir.
Antonio Damasio, spécialiste des neurosciences, a déjà démontré le lien entre la capacité de décider et l'émotion (
l'erreur de Descartes).
Selon le chercheur, pour qu'un ordinateur puisse prendre des décisions comme un humain, il faudrait déjà qu'il puisse éprouver les sentiments de joie, de plaisir, de tristesse, de peur, de douleur ou encore celui de la mort. C'est cela qui fait de nous des humains capables de comprendre la notion de risques.
On parviendra à utiliser l'intelligence artificielle pour prendre des décisions en univers certain (voir les arbres de décision). Mais décider dans l'incertitude est toujours une prise de risques. Après, le reste, c'est de la science-fiction.
Un voyage dans la science-fiction
Un épisode de
Star Trek, la série mythique de science-fiction, répond très clairement à cette question : «
The Ultimate Computer », 1968.
Je vous raconte...
Attention, ce paragraphe est un spoiler !
Un savant de génie est parvenu à mettre au point un ordinateur suffisamment puissant pour remplacer le capitaine du vaisseau spatial "Enterprise" ainsi qu'une bonne part de l'équipage. Pour les dirigeants de la « Fédération », l'avenir appartient désormais aux vaisseaux autonomes. Pour démontrer les performances de cet ordinateur, ils décident d'organiser une simulation de combat dans l'espace avec d'autres vaisseaux alliés.
Le capitaine Kirk et son équipe dont le fidèle Spock sont tenus de se tenir en retrait et de subir les sarcasmes de leur direction. Le combat commence et effectivement l'ordinateur s'avère un fin stratège. Malheureusement, il n'a pas compris la différence entre un jeu de simulation et un vrai combat. Il n'hésite donc pas à détruire méthodiquement et systématiquement les vaisseaux amis qui participent à l'exercice.
C'est cela, les limites de l'intelligence artificielle : le manque chronique de bon sens. Piloter un vaisseau spatial, une entreprise ou une équipe, ce n'est pas uniquement respecter des procédures. C'est aussi faire preuve de bon sens. C'est en cela que l'homme sera toujours supérieur à la machine.
Remarque : J'ai déjà utilisé cet exemple qui illustre parfaitement le propos notamment pour cet
entretien pour le bulletin de l'ILEC
Présentation détaillée du livre "la transformation démocratique de l'entreprise"
L’auteur
Alain Fernandez est un spécialiste de la mesure de la performance et de l’aide à la décision. Au fil de ces vingt dernières années, il a accompagné nombre d'entreprise en France et à l'International. Il est l'auteur de plusieurs livres publiés aux Éditions Eyrolles consacrés à ce thème et connexes, vendus à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires et régulièrement réédités.
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Une démarche en 7 étapes pour faciliter la prise de décision en équipe
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